Libellules et autres odonates : vers une meilleure connaissance de ces indicateurs clés en Haïti

Haïti, situé sur la grande île d’Hispaniola, dans la Caraïbe, dispose d’une faune riche et variée, mais également très menacée. Les écosystèmes aquatiques du pays, en particulier, font face à de nombreuses menaces telles qu’une déforestation massive, une urbanisation croissante, ou encore une pollution importante liée à une faible capacité de traitement des eaux usées et des déchets. En parallèle, les études scientifiques sont rares sur le terrain, du fait du manque d’expertise locale, de moyens financiers très limités et du climat actuel de violences dans lequel est plongé le pays. Pour mieux comprendre la diversité de la faune aquatique en Haïti, une étude s’est consacrée à un groupe d’intérêt majeur : les Odonates.

Les Odonates constituent un groupe d’insectes qui rassemble les libellules et leurs cousines, les demoiselles. Les stades larvaires sont inféodés aux milieux aquatiques, tandis que la capacité de vol des adultes leur permet d’étendre leur rayon d’action aux habitats terrestres, et notamment forestiers. Ces caractéristiques font des odonates d’excellents indicateurs reconnus de la qualité des milieux aquatiques et des milieux terrestres adjacents. Qui plus est, les odonates jouent un rôle crucial dans les écosystèmes d’eau douce, étant à la fois d’importants prédateurs et une source de nourriture en tant que proie, au stade larvaire ou adulte, pour une large gamme d’espèces. En Haïti, 58 espèces d’odonates ont déjà été documentées dans la littérature. Toutefois, les données disponibles à ce jour sont anciennes et limitées.

Un appareil photo a été utilisé pour faciliter l’identification de certaines espèces

Une étude récemment publiée dans la revue internationale Global Ecology and Conservation vient combler le manque de connaissance et ouvrir de nouvelles perspectives. Conduite par Pierre Michard Beaujour, dans le cadre de son doctorat à l’Université des Antilles, elle a permis d’étudier les odonates dans 67 sites différents, englobant la moitié des bassins hydrographiques d’Haïti et couvrant un large éventail de sites aux caractéristiques écologiques contrastées. Le jeune chercheur haïtien s’est rendu successivement dans chacun de ces sites, passant à chaque fois plusieurs heures sur place à repérer et identifier les formes adultes des différentes espèces d’odonates sur la base de critères morphologiques. Il a aussi enregistré sur chaque site différentes variables susceptibles d’influencer la composition de l’assemblage d’odonates, incluant notamment la température de l’eau, sa conductivité et son acidité.

Au terme d’une étude courant sur 26 mois, souvent interrompue par des conditions défavorables liées aux violences et à l’épidémie de Covid, ce ne sont pas moins de 49 espèces qui ont été inventoriées, soit 84% des espèces d’odonates potentiellement présentes dans le pays. A partir des données récoltées, le chercheur a calculé plusieurs indices mathématiques utilisées en écologie pour rendre compte de la richesse en espèces et de la diversité taxonomique au sein des communautés d’odonates.

Les résultats montrent que parmi les espèces observées, plus des deux tiers sont considérées comme rares, c’est-à-dire qu’elles sont présentes dans moins de 10% des plans d’eau échantillonnés, suggérant l’importance de préserver une grande diversité de milieux aquatiques. En outre, deux espèces endémiques de l’île d’Hispaniola et d’intérêt pour la conservation, Hypolestes hatuey (quasi-menacée) et Phylolestes ethelae (en danger), ont pu être observées au cours de l’étude, mais seulement à très haute altitude (> 1000m).

Phylolestes ethelae © Pierre M. Beaujour

Les résultats montrent également que différents facteurs environnementaux influencent la richesse spécifique, c’est-à-dire le nombre d’espèces différentes présentes en un site. Ainsi, les systèmes d’eau courante, tels que les rivières et ruisseaux, présentaient une plus forte richesse et une plus grande diversité taxonomique, que les plans d’eau stagnante. De plus, les valeurs de ces deux indices étaient également plus élevées dans les écosystèmes peuplés par une végétation naturelle, tandis que la présence de plantes d’origine anthropique, liées à l’agriculture, était associée à une richesse et une diversité plus faibles.

Cette étude, la première à documenter les variations dans la composition des assemblages d’odonates en Haïti à grande échelle, apporte des connaissances inédites et importantes pour leur conservation dans le pays. A un niveau plus fondamental, l’étude tend à confirmer que la mesure de contribution des sites ou des espèces à la diversité à l’échelle globale ne permet pas, contrairement à ce qui est souvent supposé, d’identifier les zones d’intérêt prioritaire pour la conservation.

De manière générale, l’étude souligne l’importance de conserver des plans d’eau diversifiés, en particulier dans les zones forestières à une altitude supérieure à 1000 mètres, pour préserver la diversité des Odonates en Haïti. Dans un pays où les milieux aquatiques ont un intérêt considérable pour l’agriculture, et où leur pollution, notamment liée à l’absence de traitement des eaux usés, est importante, cette étude constitue une première et importante étape vers la mise en œuvre d’un programme de surveillance plus vaste et axé sur la conservation de ces indicateurs clés de la santé des milieux aquatiques en Haïti.

 

 

A propos de l’auteur

D’origine haïtienne, Pierre Michard Beaujour a d’abord travaillé sur la diversité des insectes pollinisateurs de Port-au-Prince au cours de son stage de Master, financé par Caribaea Initiative. Il a ensuite consacré sa thèse de doctorat aux odonates en Haïti, toujours grâce au soutien de l’association. Il a soutenu sa thèse en décembre 2023.

 

Référence

Beaujour, P.M., Loranger-Merciris, G. & Cézilly, F. (2024). Sites and species contribution to the β-diversity of Odonata assemblages in Haiti: Implications for conservation. Global Ecology and Conservation 50: e02816.