Au beau milieu du lac Trou Caïman en Haïti, Jeffey vérifie pour le 40ème jour consécutif ses prises quotidiennes. Dans le filet qu’il a installé il y a plusieurs semaines, une tortue au cou vert sombre marbré de jaune est prise au piège. Après avoir été examinée et mesurée, celle-ci sera relâchée dans le lac, mais d’autres n’ont pas cette chance. En Haïti, les tortues se vendent bien. Un danger de plus pour une espèce pourtant bien mal connue.
La tortue dont il est question s’appelle Trachemys decorata et se trouve exclusivement sur l’île d’Hispaniola, partagée entre Haïti et la République Dominicaine. Il s’agit d’une espèce peu étudiée si bien que sa distribution spatiale, son écologie ou son statut de conservation sont mal connus. La tortue, déjà classée vulnérable sur la liste rouge de l’UICN, fait pourtant face à de nombreuses menaces, dont certaines très spécifiques telles qu’un risque d’hybridation avec d’autres espèces de Trachemys et une exploitation commerciale, notamment en tant qu’animal de compagnie ou pour une utilisation dans des pratiques vaudous.
Pour pallier le manque de connaissances sur l’espèce, Jeffey M. Paul a conduit directement sur le terrain une étude pilote inédite en Haïti, en considérant aussi bien les individus sauvages que ceux détenus autour du lac Trou Caïman.
Au total, 44 individus sauvages ont été capturés, grâce à des pièges et des filets posés à différents endroits couvrant toute la surface du lac. Avant d’être relâchées, les tortues capturées ont été mesurées, pesées, et examinées pour en déterminer le sexe. Elles ont également été marquées grâce à des combinaisons uniques d’incisions du bord de leur carapace, permettant de reconnaitre chaque individu en cas de nouvelle capture.
En parallèle des captures, Jeffey et son collègue Lens ont interrogé une trentaine de pêcheurs sur leurs pratiques. Ces discussions en créole ont permis de mieux comprendre l’importance économique des tortues. Ils ont en outre pu avoir accès à 48 individus supplémentaires, retenus captifs par les pêcheurs et les locaux.
L’étude apporte quelques précisions sur l’écologie et la biologie de l’espèce : les tortues montrent ainsi une préférence marquée pour les endroits du lac dotés d’une forte couverture végétale de Typhaceae. Les femelles, représentées à part égale des mâles dans la population, sont globalement plus grosses que ces derniers, comme il a déjà été observé chez des espèces proches.
L’étude permet également de confirmer un des dangers qui pèsent sur l’espèce. En effet, des bandes orangées au niveau de la tête ont été retrouvées chez environ 10 % des individus. Une telle apparence suggère une hybridation avec l’espèce T. stejnegeri, également endémique d’Hispaniola, ou avec T. scripta elegans, une tortue invasive provenant des Etats-Unis, deux espèces qui présentent des bandes rouges au niveau de la tête. Des études génétiques pourraient permettre de mieux comprendre cette pollution génétique chez les populations de T. decorata.
L’étude permet surtout de mieux comprendre le rapport qu’entretiennent les habitants avec les tortues. Celles-ci semblent ne constituer qu’une source de revenu complémentaire pour les pêcheurs, représentant moins de 10 % de leurs revenus. Même parmi les rares pêcheurs à n’exercer aucune autre activité en dehors de la pêche, aucun n’est spécialisé dans la capture de tortues. Pourtant, en se basant sur les témoignages, les auteurs estiment qu’au moins 1600 tortues sont prélevées chaque année à Trou Caïman. Certains pêcheurs soulignent par ailleurs que celles-ci deviennent rares dans les filets, faisant craindre un déclin progressif de la population en réponse à cette forte pression.
Une fois pêchées, les tortues se monnaient aux alentours de 200 gourdes, soit un peu moins de deux dollars. Certaines sont retenues captives comme animaux de compagnie, au moins dans un premier temps. Celles auxquelles les scientifiques ont pu avoir accès présentaient beaucoup plus de blessures que les individus sauvages, suggérant des conditions de maintien inadaptées. Il n’est en effet pas rare d’observer de jeunes enfants malmenant ces animaux pour s’amuser. D’autres tortues peuvent être trouvées dans des temples vaudou, et être sacrifiées lors de rituels.
La bonne santé des populations de tortues dépend ainsi de nombreux paramètres en Haïti. La situation économique des locaux en fait bien sûr partie. L’importance de la religion vaudou peut induire une plus forte demande d’animaux. L’éducation de la population joue également un rôle primordial, et notamment leur sensibilisation à l’environnement et à l’importance des tortues. Une solution résolvant deux de ces trois points est ainsi suggérée par les auteurs : la mise en place de programmes de science participative avec l’appui des populations locales. En employant des pêcheurs locaux et en les formant à la capture et au marquage des individus, ceux-ci bénéficieraient d’un soutien financier tout en étant sensibilité à la sauvegarde de l’espèce. Une solution qui a déjà porté ses fruits dans d’autres régions du monde.
Référence
Paul, J.M., Saint-Louis, L.J., Olivier, A., Célestin, W. & Cézilly, F. (2022). Conservation status of the Hispaniolan slider Trachemys decorata (Barbour and Carr 1940) at Lake Trou Caïman, eastern Haiti: first data on an endemic, poorly studied, and endangered species. Herpetological Conservation & Biology 17: 612–622.
A propos des auteurs
De nationalité haïtienne, Jeffey M. Paul est titulaire d’un diplôme d’ingénieur agronome et d’un diplôme de master en écologie. Il mène actuellement une thèse de doctorat à l’Université des Antilles grâce au soutien de Caribaea Initiative, sur les différentes espèces de tortues Trachemys retrouvées dans la Caraïbe insulaire. Il a bénéficié sur le terrain de l’appui de Lens J. Saint-Louis, également titulaire d’un diplôme d’ingénieur agronome et dont le travail sur les oiseaux d’Haïti a aussi bénéficié du soutien de l’association.