Quelques mois après la découverte d’une nouvelle espèce de Limia à Haïti, les recherches se poursuivent sur ce groupe de poissons aux mœurs particuliers. Cette fois, ce sont les habitudes alimentaires de plusieurs espèces qui ont fait l’objet d’une étude, qui pourrait bien nous en apprendre plus sur les secrets de la diversité de ce groupe.
Dans les Caraïbes, les poissons du genre Limia font décidemment parler d’eux. Considérés comme l’un des groupes ayant connu la plus large radiation de la région, les Limia ne comptent pas moins de 22 espèces déjà décrites, la dernière en date ayant été découverte l’année dernière par les auteurs mêmes de la présente étude (lire l’article). Les Limia ont la particularité étonnante chez les poissons d’être ovovivipares : les œufs éclosent dans le corps de la femelle, qui donne donc naissance à des jeunes déjà formés. Mais c’est une autre particularité qui a suscité l’intérêt des chercheurs : leur étonnante répartition. En effet, les îles de Cuba, de la Jamaïque et de Grand Cayman abrite toutes trois une espèce endémique, tandis que l’île d’Hispaniola, considérée comme le centre de radiation du groupe, compte au moins de 19 espèces endémiques. De plus, celles-ci y sont réparties dans des environnements aux conditions écologiques très diverses, allant des sources d’eau douce des milieux montagneux aux lagunes hypersalines sur la côte. Une telle répartition pourrait s’expliquer par l’occupation de niches écologiques variées, notamment sur le plan alimentaire. C’est ce qu’ont voulu vérifier les auteurs de l’étude.
Pour comprendre les habitudes alimentaires des poissons, les chercheurs sont allés sur le terrain et ont réussi à collecter près de 200 individus, en des points variés de leur zone de répartition : à Cuba, en Jamaïque, et bien sûr en plusieurs endroits d’Hispaniola, dont le fameux lac Miragoâne où a été découverte la dernière espèce du groupe. Huit espèces ont ainsi pu être représentées : Limia vittata, L. melanogaster, L. perugiae, L. zonata, L. versicolor, L. yaguajali, L. nigrofasciata et L. islai. De plus, certaines espèces ont pu être récoltées à deux saisons différentes, la saison sèche et la saison humide, permettant de rendre compte de la variabilité de la nourriture consommée d’une saison à l’autre.
L’étude des habitudes alimentaires des poissons s’est faite grâce à une analyse méticuleuse des contenus intestinaux des individus. Pour faciliter les comparaisons, les éléments distinguables qui s’y trouvaient ont été classés en différentes catégories : algues, invertébrés aquatiques, insectes terrestres, matière végétale, restes de poissons et détritus, sous forme de sable et sédiment. Les chercheurs ont ainsi pu déterminer la proportion de chaque type de nourriture trouvée dans le système digestif des individus, ainsi que la fréquence (nombre d’individus pour chaque espèce de poisson) à laquelle ces types de nourriture étaient observés.
De manière générale, l’étude confirme la préférence alimentaire globale des poissons Limia pour les algues et les détritus, présents souvent en grande quantité chez un nombre important d’individus. Cependant, quelques espèces se sont avérées avoir un régime alimentaire plus varié, incluant notamment des quantités modérées d’invertébrés aquatiques et terrestres. A contrario, deux espèces ont montré un fort niveau de spécialisation vers les détritus et les algues. Plus surprenant, certains individus de l’espèce cubaine L. vittata, une espèce que l’on pensait détritivore, ont montré une préférence exclusive pour les poissons et les crustacés. Cette observation soulève la question de la raison de telles variations intraspécifiques, qui pourraient notamment être dues à l’environnement très variable en termes de salinité dans lequel cette espèce est retrouvée. Enfin, sur quatre espèces étudiées aux deux saisons, trois ont adopté un régime plus varié, omnivore, durant la saison sèche, ce qui pourrait s’expliquer par la présence plus importante de ces proies dans l’environnement à cette saison.
Cette étude est l’une des rares à s’être penchée sur le comportement alimentaire de ce groupe si singulier, et la seule à adopter une approche comparative. Si des analyses morphologiques (mesures de la longueur de l’intestin) n’ont pas abouti à des résultats concluants quant à une éventuelle spécialisation liée aux différents comportements alimentaires, l’existence de différences entre les espèces dans leurs régimes alimentaires soutient la thèse selon laquelle ce paramètre pourrait être lié à l’importante diversité de ce groupe.
Référence
Rodriguez-Silva, R., Spikes, M., Iturriaga, M., Bennett, K.-A., Josaphat, J., Torres-Pineda, P., Bräger, S. & Schlupp, I. (2021). Feeding strategies and diet variation in livebearing fishes of the genus Limia (Cyprinodontiformes: Poeciliidae) in the Greater Antilles. Ecology of Freshwater Fish, DOI: 10.1111/eff.12638.